“Les femmes ne doivent pas se taire”
Née en 1975 au Burkina Faso, Delphine Traoré a intégré il y a quinze ans le groupe Allianz, l’un des leaders européens de l’assurance sur le continent (588 millions d’euros de chiffre d’affaires en 2018 et près de 1 500 salariés sur place). Depuis 2017, elle en dirige le pôle Afrique depuis Abidjan, au siège Afrique de l’Ouest de l’assureur allemand, où elle se sent comme un poisson dans l’eau. Elle connaît en effet parfaitement la Côte d’Ivoire, où elle a grandi et effectué une partie de ses études. Après avoir complété sa formation aux États-Unis (Université de Pittsburgh et Université de Boston) et passé près de quinze ans de sa vie professionnelle en Amérique du Nord, elle a choisi, en 2012, de retourner dans son Afrique natale, où elle est l’une des rares femmes du secteur de l’assurance à évoluer à ce niveau de responsabilité. Et son succès est indéniable : Delphine Traoré est aujourd’hui une véritable business woman touche à tout qui siège dans une dizaine de conseils d’administration (African Risk Capacity, Société générale Côte d’Ivoire…) et est montrée en exemple par ses pairs. Franche, dynamique et résolument optimiste, elle a accepté de nous livrer les petits secrets de son quotidien de femme d’affaires.
Êtes-vous heureuse d’être une femme d’affaires en Afrique ?
Absolument. La femme africaine est le pilier de la famille. À bien des égards, c’est elle qui détient le pouvoir. Et elle est très écoutée. Aujourd’hui, être une femme d’affaires en Afrique signifie transposer toutes ces caractéristiques au niveau d’une entreprise, et c’est un challenge assez fascinant. Il est vraiment très important pour moi d’exercer sur mon continent d’origine. Et je ressens comme un devoir de soutenir mes sœurs et de leur donner la force d’aller au bout de leurs ambitions.
D’après une étude récente du cabinet de conseil Boston Consulting Group, s’il y avait autant de femmes entrepreneurs que d’hommes entrepreneurs dans le monde, le PIB global pourrait augmenter de 6 %. Qu’est-ce que cela vous inspire ?
Les femmes n’ont pas aussi facilement accès au marché du travail que les hommes, en particulier en Afrique. Et il est logique que cela ait un impact sur le PIB. Donald Kaberuka [ex-DG de la BAD] avait bien résumé la chose : « Quand tu vas à la boxe avec un bras au lieu de deux, tu n’as pas toute ta force. »
Selon vous, le leadership féminin existe-t-il ?
Un leader est un leader, quel que soit son genre. Il doit savoir motiver ses équipes et leur donner envie de le suivre. Au cours de ma carrière, j’ai toutefois pu constater que les femmes manifestent plus d’empathie envers leurs collaborateurs.
Avez-vous eu le sentiment de rencontrer des obstacles spécifiques au cours de votre carrière du fait de votre genre ?
Non. Quand on est compétent dans ce qu’on fait, on acquiert un certain respect de la part de ses collaborateurs et de ses supérieurs, qui fait que le genre passe au second plan. En revanche, en tant que mère de famille, là oui. Par exemple, j’ai déjà refusé un poste pour rester proche de mes enfants. J’ai même pris une année sabbatique à la naissance du deuxième.
Pensez-vous qu’il soit plus difficile d’être une femme dans le monde du travail en Afrique qu’ailleurs ?
Ici, beaucoup d’hommes n’ont pas encore intégré le principe de l’égalité hommes-femmes. Cela se ressent notamment dans le cadre de négociations, où les hommes pensent naturellement avoir l’ascendant.
Est-ce que vous pensez avoir un rôle de modèle auprès des autres femmes ? Que vous inspire la sororité ?
Disons que je fais du mieux que je peux. Dans mes fonctions, j’essaie d’être ouverte et accessible aux autres femmes. Me définir comme « modèle » me paraît prétentieux, mais je veux partager mon expérience et mes réussites. C’est pourquoi j’ai décidé de mener un projet spécifique, Allianz Africa for Women, qui propose aux femmes des journées de rencontres et de partage. Dans ce cadre, à chacun de mes déplacements, je rencontre une ou deux jeunes femmes qui pourraient participer à ce programme. Le but est qu’elles puissent atteindre des postes à responsabilité au sein du groupe. La promotion d’Adja Samb au poste de directrice générale d’Allianz Sénégal en janvier 2019 a été la première manifestation concrète de cette action.
Beaucoup de femmes ressentent un manque de confiance en elle face aux hommes. Comment y remédier ?
C’est une question complexe et profonde. Personnellement, je n’ai jamais eu ce souci, car j’ai été élevée de telle manière qu’il n’y avait aucune différence entre frères et sœurs. Mais la confiance en soi est aussi le résultat d’un processus. Par exemple, je recommande souvent aux femmes de se forcer à poser des questions durant les réunions, quitte à les préparer à l’avance. Pour prendre confiance en soi, il faut d’abord occuper véritablement sa place. Et cela commence par ne pas se taire quand on a l’occasion de s’exprimer.
Existe-t-il une stratégie de genre dans votre entreprise ?
Oui, et elle est assez efficace. De plus en plus de femmes accèdent à des postes de cadres supérieurs, et plusieurs ont récemment été nommées au sein du conseil d’administration d’Allianz Monde. Dans le conseil d’administration d’Allianz Africa, je suis pour l’instant la seule femme, mais je suis très attentive aux profils qui pourraient me rejoindre ou même me remplacer à terme.
Professionnellement, avez-vous un modèle féminin qui vous inspire ?
Ngozi Okonjo-Iweala ! Sans hésitation. Elle a été ministre des Finances et ministre des Affaires étrangères du Nigeria, puis directrice générale de la Banque mondiale. Elle m’inspire depuis longtemps, mais depuis que je siège dans un conseil d’administration avec elle, je suis impressionnée. Elle tient tête aux hommes, reste fidèle à ses convictions, tout en sachant se montrer conciliante. Elle représente parfaitement la femme africaine et l’Afrique en général. Je veux être comme elle quand je serai grande ! [Rires]
Et votre modèle masculin ?
Mon père. Il a commencé avec pas grand-chose et a su rester intègre tout au long de sa carrière. Il était ingénieur agronome à la FAO et a toujours fait preuve d’une grande force de travail. Penser à lui est une grande source de motivation car je veux le rendre fier.
Et en dehors du monde professionnel, y a-t-il une personnalité africaine qui vous inspire particulièrement ?
Chimamanda Ngozie. Encore une Nigériane ! J’aime beaucoup la façon dont elle s’exprime. Nous devrions prendre exemple sur elle. Chez les hommes, je dirais Tidjane Thiam, l’ancien directeur général du Crédit Suisse. C’est un des seuls Africains à avoir géré un grand groupe international. C’est très rare, et son chemin a dû être semé d’embûches.
Et une entreprise africaine que vous admirez ?
Allianz ! [Rires] En Afrique du Sud, les entreprises ont énormément d’avenir. Elles sont parmi les rares sur le continent à avoir une place dans le gotha mondial. Discovery, par exemple, pionnier sud-africain de l’assurance-santé connectée, s’exporte avec succès partout dans le monde.
Quel livre/film/série/disque vous a le plus marquée, et pourquoi ?
Long Walk to Freedom, le livre de Nelson Mandela. C’est une œuvre qui donne confiance en soi et redonne de l’espoir. Il me rappelle que tout est possible, mais aussi que beaucoup de gens ont souffert pour que nous soyons là où nous sommes aujourd’hui.
Est-ce que vous êtes active au sein d’une association, d’un réseau féminin, ou comme mentor ?
Je suis mentor de deux femmes très motivées. J’ai beaucoup d’autres demandes en ce sens, mais, malheureusement, je n’ai pas suffisamment de temps pour y répondre. Dans le cadre de mes activités professionnelles, je suis également directrice de l’Association des assureurs africains, et avant ça j’ai été directrice de l’Institut des assureurs sud-africains. Concernant les réseaux féminins, en revanche, je n’en ai pas encore trouvé un qui me convienne tout à fait.
À votre avis, est-ce que des forums tels que le Women in Business Meeting peuvent faire avancer la cause des femmes d’affaires africaines ?
Oui. Mais il y a trois éléments clés pour que cela fonctionne vraiment. D’abord, ces événements doivent insister sur le fait que ce sont des espaces de networking. Au forum Les Héroïnes, par exemple, j’ai moi-même fait beaucoup de rencontres, qui m’ont réellement inspirée. Ils doivent ensuite permettre des échanges en profondeur, qui aillent au-delà de discussions superficielles. Et enfin proposer des ateliers qui offrent des outils facilement réutilisables dans le travail.
Que vouliez-vous faire quand vous aviez 20 ans ?
La seule chose dont j’étais sûre c’était que je voulais faire ma vie en Afrique. Sinon, je voulais tout faire. Tout avoir en même temps. Devenir interprète pour voyager. Comptable, car j’aimais les chiffres. Faire comme mon père [fonctionnaire international] pour lui ressembler… Très vite, je me suis rendu compte qu’on pouvait tout avoir… mais pas en même temps, et qu’il fallait établir des priorités. Comprendre cela a été très important pour la suite de ma carrière.
Quel a été le plus grand défi que vous ayez eu à relever durant votre parcours ?
Certainement la création d’Allianz Afrique du Sud, en 2012. C’était la première fois que je travaillais en Afrique et en plus je ne connaissais pas du tout ce pays. À l’époque, j’étais une des seules femmes noires directrice générale d’une compagnie financière. J’ai finalement relevé le défi en m’entourant des bonnes personnes.
Que faites-vous après une journée de travail pour vous détendre ?
Je dors ! [rires] Je passe beaucoup de temps avec mes enfants. J’essaie de m’éloigner de mon téléphone… même si cela me stresse de ne pas être connectée.
Quel est le pays d’Afrique que vous aimeriez visiter ?
Madagascar. Autant pour le tourisme que pour le travail [Allianz à une filiale là-bas]. C’est un des rares pays d’Afrique que je ne connais pas encore, et il me fait rêver