Sans précédent à l’échelle globale, la crise de la Covid-19 affecte tous les pans de l’économie africaine. Ses effets se font ressentir toutefois de façon différenciée selon les activités. Dans le cadre du WFC, quatre panélistes de haut-niveau livrent leur analyse sur les gagnants, les perdants et les dynamiques à venir sur le continent.
« Le premier constat est que les domaines les plus directement et durement affectés en matière d’activité et d’emplois par la crise sont indéniablement l’automobile et l’industrie du pétrole et du gaz, quand ceux qui ont été stimulés sont plutôt les télécom ou la santé. Enase Okonedo, doyenne de la Lagos Business School, modératrice des débats, rappelle une évidence qui vaut pour tous les continents mais plonge très rapidement dans ce que la crise à de plus spécifique pour l’Afrique : « L’économie informelle, activité cruciale pour les zones urbaines du continent, mais aussi le travail féminin payent un tribut particulièrement à la covid-19. Avec des pertes d’emplois allant de 10 à 20% selon les pays. »
Sérgio Pimenta, Vice-Président, Afrique et Moyen-Orient chez International finance corporation (IFC) ajoute : « On peut ajouter aux perdants directs des domaines comme celui du commerce ou encore du transport aérien qui affronte un recul d’activité de plus de 50%. Plus largement, le tourisme a perdu 50 milliards de dollars d’activité se traduisant par au moins 2 millions d’emplois détruits en Afrique. »
Pour Sérgio Pimenta, « l’aspect le plus fondamental est que tous les secteurs ont entamé des mutations profondes. Cette réponse aux chocs prépare, d’une certaine manière, les modèles de l’après-crise dans la structure des chaînes de valeur ou les types d’emplois de demain ». Les femmes ayant été proportionnellement plus affectées, une politique dédiée est plus urgente que jamais, estime-t-il par ailleurs.
S’il y a bien un domaine au cœur de la crise, c’est celui des services financiers. « En la matière, cette période terrible est très instructive. Ce secteur a beaucoup souffert mais il s’est aussi adapté très vite. La catastrophe que l’on pouvait redouter n’est pas arrivée », juge ainsi Laureen Kouassi-Olsson, Directrice non exécutive chez Orange Abidjan Participations et Fidelity Bank Ghana. C’est, estime cette professionnelle de la finance, la résultante de deux facteurs : l’accélération de la digitalisation d’une part et le soutien des gouvernements d’autre part. « Le secteur bancaire, par exemple, a été soutenu massivement par les autorités, les régulateurs et les banques centrales. Les pouvoirs publics se sont servis du canal bancaire et financier comme d’un levier pour soutenir d’autres secteurs économiques ou les PME, afin de limiter le choc macroéconomique et préparer la reprise». Quant à la digitalisation : « Le concept gagnant à coup sûr est celui de la révolution numérique des services financiers. Cela constitue une opportunité d’accélération sur le continent pour la généralisation de ces services. Les opérateurs télécom ayant d’ores et déjà de leur côté embrassé cette perspective en accélérant leur déploiement en ce domaine. »
Dans un tout autre secteur, celui de l’agro-industrie, « la covid-19, indique Rim Bennani, membre du cabinet du PDG du groupe phosphatier OCP, a créé des bouleversements en aval du fait de l’activité limitée des restaurants et de certains commerces. Mais la crise a aussi fortement accéléré la transformation digitale du secteur, notamment dans l’amont. Nous avons par exemple pu observer un boom dans l’utilisation des drones en agriculture. » Rim Bennani rappelle aussi que bien des gouvernements africains ont tenu à soutenir fortement leurs agricultures nationales en cette période de ruptures. Ceci pour s’assurer d’une chaîne d’approvisionnement efficiente alors que les flux logistiques habituels à l’importation étaient perturbés.
« Au final, assure Rim Bennani, l’agriculture sort plutôt gagnante de cette crise. Les pouvoirs publics ont pris conscience du besoin d’un approvisionnement domestique en qualité et quantité et donc de l’impact crucial de cette activité. Quant à l’aval de la chaîne, il s’adapte lui aussi et embrasse la digitalisation avec une forte croissance dans le domaine alimentaire des solutions de e-commerce ou de marketplaces innovantes. »
Cette période de crise marque aussi des changements structurels dans la gestion des entreprises et des Etats. C’est ce que relève Ngozi Edozien, Directrice générale et fondatrice d’InVivo Partners et Directrice non exécutive de Stanbic IBTC et Diageo Nigeria. « Ce que je perçois, dit-elle, c’est une mutation rapide de gouvernance. C’est extraordinaire ! Tout s’est accéléré. Les conseils d’administration se réunissent beaucoup plus souvent. Les entreprises surveillent leur activité en permanence. Elles ont mis en place des comités des risques ou de sécurité. Je vois les managers interagir beaucoup plus vite avec leurs équipes. » Dans cette période où le travail distanciel s’est imposé dans le tertiaire, le challenge est de maintenir l’engagement des équipes, de stabiliser l’activité et surtout de préparer la croissance future, selon Ngozi Edozien pour qui « l’adversité est la mère de l’innovation ».
« La clé du rebond résidera dans la qualité de la gouvernance des entreprises, appuie Laureen Kouassi-Olsson. La différence entre les gagnantes et les perdantes se jouera sur leur capacité à changer rapidement. »
Un constat appuyé par Sérgio Pimenta pour qui, toutes les entreprises doivent se transformer. « Ce n’est pas facile. Et il est du rôle des Etats de poursuivre leur propre mutation et d’élargir le rôle du secteur privé qui reste trop étroit sur le continent pour enrichir les chaînes de valeur. » Le facteur encourageant, selon lui, est, qu’avant la crise, l’Afrique était le continent qui conduisait le plus de réformes en faveur du climat des affaires. « Il ne faut pas stopper cet élan », lance-t-il. De son côté, IFC a pendant la crise renforcé fortement ses équipes africaines avec une centaine d’embauches dédiées.
Ce renforcement traduit le fort besoin de financement et de liquidités des Etats et du secteur privé. « C’est un grand péril. Cependant, j’observe, témoigne Laureen Kouassi-Olsson, que certains pays comme le Ghana ou le Nigeria ont tenu compte des leçons du passé. Ils ont su gérer leur problème de liquidité avec l’aide des institutions internationales et de leur système bancaire. Ceci étant, la crise repose pour les investisseurs la question du risque de change et de la stabilité monétaire en Afrique », estime Laureen Kouassi-Olsson.
De fait, pour Ngozi Edozien, ce choc externe fait apparaître un sujet fondamental : le continent doit pouvoir adresser à long terme son besoin de financement interne. « L’Afrique ne peut dépendre des ressources en grandes devises internationales qui peuvent se détourner en un instant. Les banques et les entreprises doivent trouver des ressources financières locales pour financer l’économie locale. » Elle poursuit : « L’autre grand enseignement pour le continent, c’est que nous devons réduire l’exposition aux produits importés et fortement développer les productions locales. » Cela s’est fait, par exemple, de manière contrainte dans les produits médicaux au plus fort de la crise. « Mais il s’agit d’amplifier ce changement dans tous les domaines », conclut Ngozi Edozien.